Joe Cocker is alive and well
Rock Hebdo, 20 septembre 1978, n°3 © Thierry Chatain

Je ne sais pas si vous êtes retournés voir "Woodstock" le film dans un passé assez récent (drôle d'idée me direz-vous en ces temps de punkitude), mais si c'est le cas vous avez dû vous rendre compte qu'environ les neuf dixièmes du film ont pris un coup de vieux assez incroyable. Quelques rares séquences sont visibles sans éclater de rire, et parmi elles on trouve bien sûr celle de Joe Cocker avec le Grease Band chantant "With A Little Help From My Friends" avec l‘intensité d'un épileptique sous speed. A l'époque Cocker faisait partie des chanteurs les plus estimés à juste titre, sa voix éraillée et le punch de ses interprétations étaient inégalée. Après, il y eut la fameuse tournée "Mad Dogs and Englishmen" avec Léon Russel qui lui fit tant de mal il en résulte quand même un des plus beaux double live de tous les temps. Et puis ce fut la chute, et des tentatives de come-back toutes vouées à l'échec.

 


Cette fois, Cocker semble reparti du bon pied avec un nouvel album, "Luxury You Can Afford" (un luxe que vous pouvez vous offrir), son premier en deux ans. La voix de Cocker et sa hargne de chanter sont de nouveau au rendez-vous, comme aux plus beaux jours, et il faudra de nouveau compter avec lui. Il est maintenant sous la protection de Michaël Lang qui le manage, un nom pas tout à fait inconnu puisqu'il s‘agit de celui qui avait organisé le festival de Woodstock et celui moins réussi de jazz-rock au Castellet il y a deux ans et qui avait d'ailleurs vu la dernière apparition de Cocker en France. Il faut espérer que la santé de Cocker est meilleure qu'à une époque et qu'il est maintenant suffisamment solide pour supporter le choc des tournées, mais cela n'est pas évident si l’on en juge d'après les photos de la pochette de "Luxury"… Cocker a eu une bonne idée de s’habiller fort élégamment avec un costume trois pièces très strict sans cela on aurait risqué de le prendre pour un vieux clochard dont il a vraiment la trogne, les années d'excès de toutes sortes ont laissé des traces indélébiles sur son visage ravagé au point qu'on lui donnerait plus facilement cinquante ans que les trente-quatre qu'il a en réalité.

Pour ce "Luxury You Can Afford", Cocker est entouré par des équipes auréolées de prestige, il y a sur cet album pratiquement toute la fine fleur des requins de studio dans le domaine du rythm' n' blues et de la soul music. Jugez vous-mêmes: la production de l'album a été confiée à Allen Toussaint dont on connaît les talents dans ce domaine et qui une fois de plus n'a pas raté son coup. La production est d‘une grande clarté, riche mais sans excès, et Toussaint a su trouver à chaque fois les musiciens qu‘il fallait pour mettre le chant de Cocker en valeur sans l‘étouffer. Les violons ne sont utilisés qu'à deux reprises, et avec beaucoup de tact. Pour ce qui est des musiciens. On trouve d'une part les New-Yorkais de stuff, c'est-à-dire Richard Tee (claviers), Cornell Dupree (guitare), Chuck Rainey (basse) et Bernard Purdie ou Steve Gadd (drumsl, et d‘autre part les Sudistes de la Muscle Shoals Rythm Section, David Hood (basse), Roger Hawkins (drums), Barry Beckett (claviers). Pete Carr et Jimmy Johnson (guitare), les cuivres étant généralement ceux de Muscle Shoals. Si j'ajoute qu'au fil des plages on tombe sur des noms comme Billy Preston, D' John ou Denny Hathaway (claviers), Larry Byrom ancien Steppenwolf, George Terry le sideman de Clapton et Joey Murcia celui de Joe Walsh (guitares) et Rick Danko ex Band (basse), il y a de quoi être impressionné, d‘autant plus que ces musiciens (à part Billy Preston) n'ont rien d'exhibitionnistes.

 

Ils sont à la hauteur de leur réputation, fournissant un accompagnement très solide à Cocker qui peut donner libre cours à son tempérament passionné sur ce background. Sur cet album, Cocker chante des chansons d‘auteurs très divers au contraire de la plupart de ses derniers disques sur lesquels il essayait de conserver une certaine unité à ce niveau. Ce n'est pas plus mal, et de toute façon n’importe quelle chanson chantée par Joe devient avant tout une chanson à lui tellement il lui donne de sa personnalité. Le titre qui ressort le plus du lot est "Whiter Shade Of Pale", le vieux classique de Procol Hamm, qui pourrait bien devenir un nouveau " With A Little Help From My Friends". doté d’un arrangement très différent de l'original et traversé par un magnifique solo de guitare de Larry Byrom. C'est un tempo lent, ce qui lui permet de s'exprimer au mieux, comme beaucoup de chanteurs à voix (Frankie Miller, Ray Charles) il est un peu moins à l'aise sur les tempos plus relevés pour lesquels le manque de souplesse relatif de sa voix le gène. Les ballades de la deuxième face, "Lady Put The Light Out" et surtout "Wasted Years" proche du gospel sont également très prenantes, je ne vois guère qu'un Otis Reading qui aurait pu surpasser Cocker dans ce domaine.

"Boogie Baby" malgré son titre est une autre chanson lente, qui tire légèrement sur le reggae. On pouvait craindre au vu de la mode actuelle que Cocker n'ait la tentation de faire du disco, mais ces craintes n'étaient pas fondées, seul "Fun Time" (non ? pas celui d'lggy Pop, c'est une composition d‘Allen Toussaint) a des résonances légèrement disco, et pas au point que cela ne devienne gênant, Cocker est resté fidèle à ses amours de toujours. On note aussi une reprise pleine de punch de "Wachting The River Flow" de Dylan, et une version funky de "I Heard It Through The Grapevine" le vieux standard de Marvin Gaye. La seule chose qui me défrise un peu dans cet album est la présence de chœurs un peu trop insistants dont on se passerait souvent.

Cela ne suffit pas heureusement à gâcher le plaisir d'écouter ce disque qui est sans aucun doute un des meilleurs albums de soul de l'année. Il faut souhaiter que ce disque magnifique ne passe pas inaperçu, ce serait trop injuste, et qu'il contribuera à rendre à Joe Cocker la place qu’il n'aurait jamais dû perdre parmi les meilleurs, ses moyens sont intacts artistiquement si l'homme l'est pas.


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