Le retour de Joe Cocker
Best n°48 (juillet 1972) © Hervé Muller

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C'était bien sûr l'événement le plus attendu de ces quatre jours, et il clôturait le festival. Joe se fit attendre, et ce n'est qu'à 10 h 45 que son groupe arrive en scène. Pour être précis, il s'agit en fait du groupe du pianiste Chris Stainton, le compagnon de toujours Pas un groupe, d'ailleurs, plutôt un orchestre : guitare basse, batterie, congas, trois cuivres dont un trompettiste dans une chaise roulante, le piano de Stainton, bien sûr, et puis aussi un orgue et une steel-guitar, je crois bien Je ne suis pas sûr, il y a un tel peuple sur cette scène. A tous ces musiciens, il faut ajouter trois chanteuses noires provocantes, très artificielle d'allure. Avec un éclatant sourire «cheese » l'une d'elles vient annoncer : "Je m'appelle Jackie, et ça c'est Amelia et Lillian Nous chantons avec Joe". Le public proteste un peu a cette inutile introduction, d'autant plus que Joe, lui, n'est toujours pas là. Enfin il arrive, presque discrètement, à contrecœur, semble-t-il ça démarre sur un blues, et tout de suite il est évident qu'il y a un malaise. Les débuts de Cocker avec ce groupe, aux États-Unis ont reçu de très mauvaises critiques : de l'avis général, il semble qu'il régnait du groupe une atmosphère totalement dénuée d'unité et de la moindre foi, et que cela se sentait au niveau de sa musique. Et de fait, si à Lincoln il se montra très compétent musicalement, on sentait bien que l'esprit n'y était pas. Cocker, lui, était franchement inquiétant, agité de tics nerveux, se perdant dans des phrases incohérentes Quelques remarques, pourtant, lui échappèrent, et on l’entendit distinctement dire : "Si ça ne dépendait que de moi, je ne serais pas là." On le sentait insatisfait, malheureux même, et cela était d'autant plus triste que son chant était plus puissant que jamais. A plusieurs reprises, je le vis tenter de diriger les cuivres, ou les chanteuses, voulant manifestement les faire intervenir a son idée. Sans succès. Il paraissait parfois traqué, terriblement solitaire au milieu de cet énorme orchestre A un moment il marmonna quelque chose, jura, et quitta la scène, pour revenir quelques instants plus tard. On devinait aisément les tensions cachées au fur et à mesure des morceaux qui défilaient ü inédits pour la plupart, du moins par Joe Cocker. Quelques titres de "Mad Dogs and Englishmen" aussi. Et puis, après environ une heure de concert, il sembla se libérer, reprendre goût à la chose, et ce fut du grand Cocker. Le groupe, par contre, restait insatisfaisant.

 

Non pas qu'il y ait vraiment quelque chose à redire musicalement : il fut professionnellement parfait. Trop professionnellement A part de très rares moments, il ne se défonça jamais vraiment, Cocker lui-même excepté, bien sûr. Chacun faisait son boulot, c'est tout. Le plus grave était un manque de personnalité presque total : ils firent le genre de musique que le groupe de Ray Charles faisait il y a quinze ans. Le seul moment qui, instrumentalement, témoigna d'une certaine originalité fut, assez paradoxalement, "What'd l Say", joué avec des ruptures de rythme très particulières. Et tout le mérite en revint presque exclusivement à Chris Stainton, décidément un excellent musicien, le seul du groupe qui fit preuve de caractère.

De toutes façons, la formation utilisée est bien trop lourde, les cuivres et surtout les chanteuses en rajoutent inutilement Cocker aurait tout à gagner à être accompagné par une formation plus limitée, ou le piano de Stainton ressortirait plus Il y a eu un long rappel, Cocker se donnant à fond dans un medley débutant sur "The Letter". Il avait chanté près de deux heures et demie, et démontré qu'il n'avait rien perdu de son fabuleux potentiel Alors petit-être qu'un jour il pourra donner sa vraie mesure, de la façon dont il l'entend "with a little help from his friends". Mais a-t-il encore des amis ?

Voilà, c'était Bickershew, c'était Lincoln. Suite au prochain festival...


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