Joe Cocker - Rangé des guitares
Libération 24 octobre 1996 - Interview réalisée par Eric Dahan

Joe Cocker, 53 ans. Son nouvel album "Organic", est le bilan acoustique de ce rescapé de Woodstock.

La scène a quelque chose des mises en page hollywoodiennes du magazine Life des années 50. Pourtant, impossible d’être plus naturel que Joe Cocker. Depuis l’immense baie vitrée de sa suite, au trentième étage du monumental Four Season Hotel, sur la 57ème rue, il observe Central Parc baigné d’été indien. "Manhattan n’a pas changé, toujours la même électricité dans l’air" note-t-il en se raclant la gorge, de cet inimitable et profond mélange sable et rouille reconnaissable entre mille. Mélange vocal digne de la madeleine proustienne, d’ou surgissent immanquablement quelques airs anciens : le With A Little Help From My Friends des années Woodstock, l’Unchain My Heart plus récemment emprunté à Ray Charles.

A 53 ans, le bleu du regard de Cocker rappelle toujours, entre étonnement et vulnérabilité, ses origines prolétariennes. Douceur, malice, simplicité. Souvenirs… "Je me revois, adolescent, achetant des magazines américains, sans même rêver un jour pouvoir fouler physiquement ce continent. Pourtant, trente ans après, ça a toujours l’air incroyable, vu de cette fenêtre." En 1968, le jeune plombier de Sheffield faisait le voyage à Londres sur les brisées d’une reprise des Beatles ("I’ll Cry Instead"), sans grand succès. Ses parents le pressaient de renoncer à la carrière. Il ne dut qu’à sa ténacité d’enregistrer un peu plus tard le fameux With A Little Help… en compagnie de Jimmy Page (guitariste de Led Zeppelin) et Keith Moon (des Who). Cette première réussite lui permet de rallier les Etats Unis en 1968. "J’avais 23 ans et, jusqu’en 1972, je crois avoir vécu la plus belle page de ma vie. Le flower power peut sembler prétentieux aux gens d’aujourd’hui, ou même simplement débile, mais c’étaient des temps glorieux, intenses. Janis Joplin, et Jimmy Hendrix jouaient dans les clubs. Personne ne venait demander d’autographes, ça semblait anticool. Oui, un vent de liberté soufflait ici. Puis un jour, le métier s’en est mêlé. Les hommes d’affaires et la cocaïne ont achevé la fin du rêve, que la mort d’Hendrix et de Joplin avait entamé."

 



© Alain Duplantier (voir son site)

 

Le prétexte de cette rencontre avec Joe Cocker, vingt cinq ans plus tard, est la sortie d’Organic, album idéal de reprises en acoustiques de ballades plus ou moins connues (de Stevie Wonder à Bob Dylan), emballées en cinq joues par une cohorte de musiciens légendaires comme Randy Newman, Billy Preston, Tony Joe White, et bien d’autres. En résumé, une vraie recherche musicale du temps perdu. Dans cet écrin de rêve, la guitare acoustique remplace le piano rythm’n’blues, offrant ainsi un nouveau regard, peut-être plus serein, et apaisé sur le shouter (ou gueulard) de Woodsstock : on n’est pas loin des années big band de l’enfant Cocker.

Pour comprendre le Joe Cocker gentleman farmer d’aujourd’hui, rangé des guitares six mois tous les deux ans dans sa retraite rousseauiste du Colorado, il faut imaginer le Sheffield des années 50 : un père travailleur social, fan éperdu de Mario Lanza et de Canuso, un oncle pianiste de boogie-woogie, échouant à une audition de la BBC. Il faut imaginer une génération traumatisée par la guerre, retournant à l’Eglise avant de vendre son âme au skiffle (ancêtre du rockabilly basé sur la guitare et le washboard, planche à laver servant de batterie aux orchestres de New Orléans dans les années 20), puis se livrant corps et âme au rock’n’roll, Il faut enfin plonger à la source du blues de Muddy Waters, John Lee Hooker et autres Hank Williams pour qui notre éternel rêveur vibre encore, quarante ans après.

Ces réserves de feeling, semble t-il inépuisables, viennent de la. Et c’est encore ici son regard qui le dévoile : on y voit l’enfant mis trop tôt sur la route, qui faillit ne jamais se remettre du triomphe à Woodstock, deux ans après les premières parties des Rolling Stones. On y devine aussi, comme en flash-back, l’acide et l’alcool des lendemains désorientés. "Quand You Are So Beautiful est sorti, je ne savais même pas que ça devenait un tube : j’étais déconnecté au dernier degrés, triste, déprimés, comme si je n’arrivais pas à me remettre de ce que j’avais vécu, conscient d’avoir perdu toute crédibilité."

Echoué entre Hollywood et Santa Barbara, Cocker plonge. Il se résigne déjà à refaire la tournée des bars pour survivre, quand à l’aube des années 80 un homme le tire du trou des origines mal digérées : Roger Davies, manager australien responsable de la résurrection flamboyante de Tina Turner. Il va aider Cocker à capitaliser quelques reprises et la bande originale du vibrofilm 9 Semaines et ½, Son You Can Leave Your Hat On – Tu peux garder ton chapeau – qui rythme les ébats culinaires de Michael Douglas et de Kim Basinger, est emprunté à Randy Newman.

Le coup de poker-Cocker du mentor réussi, Joe redevient star. Il croise désarmais le fer du rythm’n’blues avec Eric Clapton ou Buddy Guy, entre chevaux-à-guitare de retour, et remplit son Bercy dans problème tous les deux ans. Quand il ne tourne pas, il coule des jours tranquilles à deux heures d’Aspen, dans les massifs du Colorado, en élevant des cheveux et des bovins avec sa femme, épousée voilà quatorze ans. "Voilà ma vie, souri-il, vaguement amusé. Je me réveille en regardant mes vaches africaines mâchonner des tulipes. Je pèche la truite, parfois je marche quatre à cinq heures avec mes huskies où je monte un petit cheval, les voisins sont aimables et discrets, l’air est si pur. Quand don tourne, c’est deux ans dans les hôtels. Quand je reviens ici, je reste des heures à rêver. J’imagine que je suis un peintre… Hélas ! Je n’ai même pas le talent de peindre cette belle nature." Voilà pour les regrets – avec celui de n’avoir pas eu d’enfants. "Ca me rend triste. Je repense aux années 60, à notre promiscuité sexuelle de l’époque… Enfin ! Je devrais m’estimer heureux que personne ne m‘ait jamais appelé au téléphone pour me dire qu’il était mn fils ou ma fille. De toute façon, je considère Zoé, la fille de ma femme, comme ma propre enfants."

Invité à Woodstock II, il y a deux étés, Cocker s’y est pour la première fois senti vieux : "Je voyais les corps des gamines évanouies passer devant la scène, portés à bout de bras par la sécurité, tous ces téléphones portables, sans parler du marchandising de produits dérivés…. Et je me disais ‘mais ou suis-je ?’"

Le soir pour se consoler du temps qui fuit, il reste fidèle aux recettes qui ont fait leurs preuves. Il réécoute Ray Charles, dont on publiait récemment un album live datant de 1962. "Ma seule idole vocale. Quand je l’ai découvert, j’ai été saisi par ce mélange de gospel et de blues que lui seul osait à l’époque." Et il confie, tandis que s’allument les premières lumières de Manhattan : "Le rock’n’roll conserve, c’est sur ! Je me sens jeunes pour l’éternité à chaque fois que j’entends cette musique."


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